Le point sur les évangiles non officiels

Les évangiles apocryphes

 

Les évangiles apocryphes
par Rémi Gounelle

 

Manuscrit copte

La Bible chrétienne est le résultat d’un long processus de sélection de textes. S’il est déjà très avancé au Ve siècle, il ne s’est achevé que tardivement : il faut attendre le XVIe siècle pour que les catholiques disposent d’un inventaire des livres de la Bible faisant autorité, le XVIIe siècle pour les orthodoxes et ce n’est qu’au XIXe siècle que le contenu de la Bible protestante sera véritablement stabilisé. Au cours de cette sélection, des textes ont été mis de côté, ou n’ont jamais été pris en compte. C’est cette littérature que l’on appelle « apocryphe ».

Les « apocryphes » sont extrêmement nombreux et sont très différents les uns des autres, par leur contenu, par leur forme littéraire, mais aussi par leur destinée. Une de leurs caractéristiques est d’être mal conservés : ils sont souvent préservés soit par trop de manuscrits, soit par trop peu de manuscrits. Dans tous les cas, ils posent aux historiens de difficiles problèmes de reconstitution.


Des textes trop bien conservés

Certains textes ont été abondamment lus au cours des siècles ; ils ont été exploités par les théologiens et les prédicateurs du Moyen Âge ; plusieurs fêtes liturgiques y ont trouvé leur substance (par exemple les fêtes d’Anne, mère de Marie, ou des apôtres).

Cette diffusion fut pour ces textes une chance : comme ils étaient utiles, ils ont été copiés de manuscrit en manuscrit, et ont donc survécu aux outrages du temps. Mais leur succès fut aussi source de malchance : les copistes de ces textes n’ont pas hésité à les adapter à leur temps, supprimant ce qui leur semblait inintéressant ou scandaleux, ajoutant ce qui leur paraissait y manquer, réécrivant les passages à leur yeux mal écrits, etc. Survivre a signifié, pour ces apocryphes, être constamment revus et corrigés. Et les cas ne sont pas rares où le savant du XXIe siècle se retrouve devant une masse considérable de manuscrits sans arriver à reconstituer la forme primitive, originale, de l’apocryphe sur lequel il travaille.

Pour donner un exemple plus précis, l’Évangile de Nicodème, composé dans le courant du IVe siècle, est conservé dans quelques 550 manuscrits, s’étalant entre le Ve siècle et l’orée du XXe siècle ; une équipe de recherche d’une dizaine de personnes travaille sur ce texte depuis 1981, et c’est seulement maintenant, au terme de plus de vingt-cinq années de travail, qu’il est possible de percevoir à quoi devait ressembler la forme originelle de cet évangile apocryphe et de pouvoir décrire son milieu d’origine.


Des textes mal conservés

D’autres textes ont été condamnés ou ont disparu avec les communautés qui les lisaient et qui, pour des raisons diverses, ont été progressivement marginalisées – c’est notamment le cas de nombreux évangiles apocryphes. Parmi eux, certains ont refait surface récemment. En 1945 à Nag Hammadi, à environ 70 km de Louxor, ont tout à coup réapparu plus de cinquante traités, parmi lesquels se trouvaient de nombreux récits apocryphes. Depuis lors, les découvertes de nouveaux textes continuent.

La dernière en date est celle de l’Évangile de Judas. Les médias ont largement parlé des tribulations de ce texte. On ignore les circonstances de sa découverte, même si elle a probablement eu lieu en Égypte dans les années 1970 ; le manuscrit devait être caché dans une jarre ou dans une boîte, dans du sable ou dans une grotte. Ce qui est en revanche certain, c’est que, durant les trente années de son errance (1970-2001), il a subi plus de dégâts que pendant les seize siècles qu’il a passés enseveli dans le sable. Dans ce cas comme dans d’autres, ce ne sont pas des ecclésiastiques ou des savants qui ont empêché la publication de ce texte, mais bien des antiquaires attirés par l’appât du gain ! Ce sont eux qui ont déchiré le manuscrit, qui ont modifié l’ordre des pages pour le rendre plus attrayant, qui en ont arraché une partie pour la vendre à part, qui l’ont congelé, dans l’espoir fallacieux de faciliter sa conservation... Ils ont ainsi détruit une partie du document, et ont rendu sa reconstitution extrêmement difficile, nécessitant pour cela un travail minutieux de cinq années.

D’autres apocryphes n’ont pas été conservés dans le sable, mais attendent qu’on les découvre dans des bibliothèques publiques et universitaires. C’est ainsi que nous savons depuis 1900 qu’un papyrus conservé à Strasbourg (Pap. cop. 5-6) contient de brefs fragments d’un récit apocryphe, mais la brièveté du texte conservé rendait toute analyse difficile. 96 ans plus tard – en 1996, donc – sept pages de parchemin conservées à Berlin ont été découvertes par deux savants américains, qui y ont trouvé un long texte, qu’ils ont publié en 1999 sous le titre Évangile du Sauveur. Mais ce n’est qu’en 2003 que Stephen Emmel, non content d’avoir révisé l’édition de cet évangile, s’est aperçu que le récit découvert en 1996 recoupait le texte connu depuis 19001. Il aura donc fallu plus de 100 ans pour que nous retrouvions le texte auquel appartiennent les quelques lignes du papyrus de Strasbourg...


Des « évangiles » ?

Pour donner une idée de la quantité de textes des premiers siècles sur Jésus que nous avons perdus, j’aimerais m’arrêter sur ceux qui racontent la vie de Jésus et de Marie. Je me limite aux trois premiers siècles, car c’est la période de production la plus originale de la littérature apocryphe : le IVe siècle se caractérise par un début d’uniformisation des doctrines et des pratiques chrétiennes. La production de récits sur Jésus et Marie continue mais le processus d’institutionnalisation du christianisme s’y reflète ; les textes ne témoignent plus que très rarement de traditions vénérables du christianisme.

On appelle couramment ces textes des évangiles, sur le modèle des quatre d’entre eux qui sont entrés dans le canon. Mais utiliser le titre « évangile » pour beaucoup de ces textes est délicat. Pour ceux qui sont familiers de la Bible, un évangile se définit donc à la fois par son contenu (la vie de Jésus) et par sa forme (une narration, non pas un discours, un traité, une prédication, mais un récit suivi). Dans l’Antiquité, l’usage des titres était beaucoup moins clair que cela.

Les œuvres dont le titre contient le terme « évangile » sont en effet souvent très différentes des évangiles du Nouveau Testament. Ainsi l’Évangile de Thomas rapporte-t-il 114 paroles de Jésus ; ce texte ne raconte pas la vie de Jésus, mais seulement ce qu’il a dit ; parfois, on nous dit où ces paroles ont été prononcées et à qui elles s’adressent ; pour autant, il n’y a pas de récit suivi comme dans les évangiles recueillis dans le Nouveau Testament. D’autres évangiles apocryphes sont encore plus éloignés de ce que nous entendons le plus souvent par « évangile », comme les deux textes conservés sous le titre d’Évangile selon Philippe. L’un deux, celui qui est mentionné dans le Da Vinci Code de Dan Brown, est une sorte de traité ou d’homélie sur le Christ. L’autre Évangile de Philippe est connu grâce à un auteur du IVe s. (Épiphane de Salamine, Boîte à remèdes, XXVI.2-3), qui en cite quelques lignes ; d’après cette brève citation, quelqu’un (Philippe ?) rapportait ce que Jésus lui avait révélé au sujet de l’ascension de l’âme au cieux après la mort. Aucun de ces deux Évangile de Philippe connus dans l’Antiquité ne ressemblait donc aux textes qui, dans la Bible, figurent sous le titre « évangile ».


Dialogues de Jésus avec ses disciples

Parmi ces textes différents des évangiles canoniques, il faut mentionner les dialogues de Jésus avec ses disciples, dont l’Évangile de Judas offre un exemple2. Voici en effet le début du texte – une sorte de second titre : « Discours caché de la déclaration que Jésus a faite à Judas l’Iscariote pendant les huit jours qui ont précédé, de trois jours, sa célébration de la Pâque. » Cette phrase, qui pose de sérieux problèmes de compréhension, signale le cœur de cet évangile : il ne parle pas de la personne de Judas ou de ses actions, ni des actions de Jésus, mais il rapporte des propos tenus par Jésus ; il ne s’agit pas d’un discours quelconque, mais d’un discours de révélation, dont le contenu est « caché », c’est-à-dire réservé à des lecteurs initiés. L’Évangile de Judas se présente donc comme un texte ésotérique.

Ce titre n’est pas trompeur, car l’Évangile de Judas est composé pour la plus grande partie de propos échangés par Jésus avec Judas : Jésus lui enseigne les « mystères du royaume », après l’avoir averti que sa mission sera pour lui source de souffrances (p. 35-36). Cet enseignement comprend l’histoire de la genèse des puissances divines et du monde matériel, ainsi que l’histoire de « l’égarement des étoiles » (p. 46) ; il est censé donner aux lecteurs qui le méritent la connaissance qui leur permettra d’être délivrés des puissances qui les oppressent.

Des écrits de ce style ne sont pas rares. On peut mentionner par exemple l’Évangile de Marie(-Madeleine), les Questions de Barthélemy, la Sagesse de Jésus-Christ, ainsi que l’Épître des Apôtres. La diversité de ces titres, pour des ouvrages que nous classerions sous un même genre littéraire, est frappante ! Elle montre que le terme « évangile » n’était pas une appellation exclusive pour les textes rapportant des événements de la vie de Jésus. Les premiers chrétiens avaient manifestement une imagination plus développée que la nôtre...


Duccio di Buoninsegna(Sienna ca 1255-ca 1319), Nativité 1308-1311. Tempera sur bois, National Galery of Art, Washington.

Dans cette représentation de la Nativité, les influences byzantines très nettes recèlent beaucoup d’éléments empruntés aux apocryphes, comme le bœuf et l’âne ainsi que Salomé et Zelomi donnant le bain à l’enfat Jésus..

Textes conservés sur la vie de Jésus et de Marie

Pour inventorier les récits, dialogues et lettres centrés sur des événements de la vie de Jésus et de Marie, j’ai pris comme point de départ l’enfance de Marie, mère de Jésus, et comme point d’arrivée la montée de Jésus aux cieux – son ascension, qui marque la fin du ministère de Jésus sur terre. 38 textes entrent dans cette définition. Cette liste mériterait une discussion de détail, justifiant l’inclusion ou l’exclusion de tel ou tel texte, explicitant le statut des titres (pas tous originaux), et explicitant les points d’interrogation qui figurent devant certains titres ; je laisse de côté ces questions, qui ne peuvent être résolues sans des développements techniques qui seraient ici hors de propos.

Sur les 38 textes ainsi définis, seuls 8 sont entièrement conservés ou reconstituables. Nous n’avons donc bien conservé que 20 % des « évangiles » des trois premiers siècles... Il s’agit de :

Épître des Apôtres

Évangile de l’enfance du Pseudo-Thomas

Évangile selon Jean

Évangile selon Luc + Actes des Apôtres

Évangile selon Marc

Évangile selon Matthieu

Évangile selon Thomas

Nativité de Marie (Protévangile de Jacques)

Sur ces 8 textes des trois premiers siècles sur la vie de Jésus et de ses apôtres, quatre figurent dans la Bible : ce sont les évangiles dits canoniques, ceux de Matthieu, de Marc, de Luc et de Jean. Il ne reste, en plus, que deux récits de l’enfance de Marie et de Jésus (Nativité de Marie, Pseudo-Thomas), un dialogue du Ressuscité avec ses disciples (Épître des Apôtres), et un recueil de paroles de Jésus (Évangile selon Thomas). C’est peu, très peu.